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Chaque année, en Suisse, 17 millions de tonnes de matériaux de construction sont jetées en décharge (plus de 500 kilos par seconde ! ), auxquelles s’ajoutent 57 millions de tonnes de matériaux d’excavation. Cela correspond à 84% des déchets du pays.

Alors que «détruire et reconstruire à neuf» est actuellement la démarche la plus fréquente en Suisse lorsqu’il s’agit de gérer un patrimoine immobilier vieillissant (créant par là les montagnes de déchets susmentionnées), certain·e·s architectes s’emploient à trouver des alternatives : non seulement par la rénovation, mais en plus grâce à l’utilisation de matériaux issus du réemploi. Mais conserver l’existant, l’adapter, le réutiliser, le réparer ne va pas pour l’instant pas de soi. Rencontre avec Kevin Demierre, membre du baubüro in situ, architecte spécialisé dans l’économie circulaire et le réemploi.

J’entends fréquemment que rénover est plus cher que démolir et reconstruire à neuf, même avec des matériaux issus du réemploi. Est-ce le cas?

On ne peut répondre à cette question de manière universelle. Par exemple, construire une vieille ferme aujourd’hui en partant de rien reviendra plus cher que de transformer une ferme existante. Par contre, pour le cas d’appartement standardisés, avec les exigences techniques et esthétiques du neuf, construire avec l’existant sera plus compliqué et donc probablement plus cher.
Ceci dit, en Suisse, les matériaux sont bon marché et la main-d’œuvre est chère – il en résulte donc souvent qu’en travaillant avec l’existant, le coût est plus élevé qu’en achetant du neuf et du standard. C’est par contre une vision assez égocentrique et peu durable du système. Les coûts environnementaux et sociaux ne sont pas inclus dans le prix des matériaux et sont en grande partie externalisés dans les pays d’extraction ou de production des matériaux.

Travailler avec l’existant et utiliser des matériaux issus du réemploi est l’occasion d’intégrer à son projet une dimension culturelle et historique.

Notre système de valeurs doit changer. Travailler avec l’existant et utiliser des matériaux issus du réemploi est l’occasion d’intégrer à son projet une dimension culturelle et historique. Et au final, il est généralement possible d’obtenir ainsi une meilleure qualité de matériaux et de mise en œuvre.

Dans nos projets, nous partons du principe que le réemploi coûte le prix du neuf. Le surcoût de planification dû à la logistique s’inscrit, lui, dans les marges d’honoraire prévues pour les rénovations.

Si je comprends bien, les matériaux récupérés échappent à la standardisation. Mais si on a une idée préconçue de ce que l’on veut, est-ce tout de même possible de la réaliser comme prévu?

Le travail avec l’existant est nettement plus créatif que le choix de produits sur catalogue. Il faut savoir ce que l’on recherche et parfois accepter de se laisser surprendre par la beauté du hasard.

Cette part d’imprévu nécessite-t-elle un temps de préparation différent de celui d’une construction standard?

Oui, la planification nécessite en général un peu plus de temps, d’autant que c’est une démarche encore peu répandue. On ne peut pas choisir ses matériaux sur catalogue avec des délais de livraison précis- ceci dit, ces dernières années, il y a eu des retards de livraison très importants pour les matériaux neufs… cette démarche permet d’être indépendant de la situation mondiale. Le réemploi est un circuit court et se base sur une économie réelle, par opposition à une économie de marché par exemple.

Pour revenir à la question, quoiqu’il en soit, il y a un temps indispensable avant le début du chantier pour trouver les éléments qu’on cherche et de ceux qu’on peut conserver, transformer ou rénover sur le site. Cette démarche se fait en collaboration avec la maîtrise d’ouvrage, et si possible avec les usagers du bâtiment. On évoque le sujet le plus tôt possible et on se met d’accord sur des «règles du jeu» pour la planification et le chantier.

Comment fait-on avec le permis de construire, quand on ne peut pas encore savoir exactement quel sera l’aspect de la construction au final (forme exacte, couleur)?

Il faut entamer le dialogue! Notre manière de faire n’est ni fausse ni absurde, elle est juste différente. Le plus souvent, les autorités ont elles aussi une marge de manœuvre. Il peut cependant être utile de ne pas faire de zèle dans la représentation de l’ouvrage. Il faut faire preuve de créativité: nous n’avons pu, par exemple à Winterthour, dessiner certains éléments qui n’étaient pas encore définis dans une couleur particulière pour les différencier. Ou pour certains produits, nous avons indiqué leurs exigences et caractéristiques, et non pas le produit exact. Il faut aussi savoir qu’il est possible de modifier les plans déposés. Lors de rénovations, c’est courant puisque nous avons souvent des surprises en phase de chantier.

Est-ce qu’au fil du temps, la recherche de matériaux et toute cette logistique inhabituelle sont tout de même devenues plus accessible?

Oui. Jusqu’en 2019, le bureau d’architecture devait s’occuper de tout. Nous allions chercher les matériaux, soit dans des stocks d’invendus, soit dans les bourses de matériaux, ces fameux intermédiaires du réemploi. C’était une lourde charge. C’est la raison pour laquelle Zirkular est née, L’entreprise s’occupe de la composante réemploi, de l’esquisse au chantier. Cela nous permet de nous consacrer plus pleinement à notre travail d’architecte.

C’est un investissement dans l’humain, dans la transmission d’un savoir-faire à un niveau on ne peut plus local. C’est en quelque sorte un retour vers plus d’artisanat. Cela va donc souvent dans le sens des entreprises passionnées par leur métier.

À part Zirkular, qui a été créée pour aider à la bonne réalisation de ce type de démarche, qu’en est-il des entreprises de construction avec lesquelles vous travaillez? Sont-elles toutes immédiatement partantes?

De nombreuses entreprises sont d’abord sur la défensive, et ne veulent pas changer leurs habitudes. Mais souvent, après discussion, elles comprennent l’intérêt du réemploi, en tant que tel, mais surtout pour les entrepreneurs. On investit notre budget dans la main-d’œuvre locale plutôt que dans la production de nouveaux produits, malheureusement souvent importés. C’est un investissement dans l’humain, dans la transmission d’un savoir-faire à un niveau un peu plus local. C’est en quelque sorte un retour vers plus d’artisanat. Cela va donc souvent dans le sens des entrepreneurs passionnés par leur métier.

Votre démarche produit beaucoup moins de déchets pour rénover. Mais une fois le travail effectué, est-ce qu’un bâtiment rénové aura une aussi bonne efficience énergétique qu’un nouveau bâtiment ou qu’un bâtiment rénové de manière classique?

Oui, c’est possible. Cela dépend bien sûr des choix des matériaux et de la mise en œuvre. Par exemple, si on utilise des chutes de laine de roche pour isoler et qu’elles sont bien installées, la même épaisseur aura la même efficacité.
Par ailleurs, les bâtiments ainsi rénovés peuvent avoir une plus longue durée de vie: les matériaux anciens sont souvent de meilleure qualité et peuvent être réparés, ce qui est moins souvent le cas avec les matériaux actuels. Prenons une nouvelle fenêtre PVC, elle aura un prix équivalent à celui d’une fenêtre bois-bois de récupération, mais une durée de vie plus courte.
Il ne faut pas oublier de prendre en compte l’énergie grise nécessaire pour produire et éliminer les matériaux neufs lorsqu’on fait un bilan énergétique. On est souvent surpris du résultat!

Qu’en est-il des garanties?

C’est une question et une inquiétude récurrente. Il ne faut pas sous-estimer l’importance des garanties, mais plutôt chercher le dialogue entre les personnes concernées: maîtrise d’ouvrage et entreprises. C’est une «simple» question d’évaluation et de répartition des risques. La plupart du temps, on trouve une solution. Par exemple, les radiateurs achetés dans une bourse aux matériaux ne sont en principe pas garantis. Leur état peut par contre être très facilement jugé par un spécialise et le risque de défaut est négligeable. De plus, l’installation elle-même, les conduits, sont garantis par l’entreprise qui fait le montage.
Il faut oser être créatif. La gestion du risque peut être réglée de manière très pragmatique. Si l’expertise de luminaire est coûteuse, alors que l’objet de seconde main est bon marché, il vaut mieux constituer un petit stock de réserve, par exemple 10% qui pourra être utilisé dans le cas d’une panne irréparable.

Pour finir, est-ce qu’un rendement est possible dans ces projets?

Oui, ça fonctionne, certains de nos projets en sont la preuve. Nous travaillons avec des caisses de pension pour lesquelles les rendements ne sont pas négociables. Et nous sommes persuadés que le système va nécessairement changer, nos valeurs vont évoluer et nous pourrons atteindre de meilleures proportions de réemploi, et cela à coût équivalent.

Ressources | Bourses aux matériaux de construction et d’aménagement

  • countdown2030.ch | s’engage pour une culture de la construction de haut niveau et qui a de l’avenir
  • cirkla.ch/fr | pour le réemploi dans la construction
  • useagain.ch | la plateforme qui facilite le réemploi dans le secteur de la construction
  • sumami.ch | les villes comme entrepôts de matières premières
  • zirkular.net ( en allemand) | bureau d’études pour la construction circulaire
  • materiuum.ch | Association genevoise ayant pour mission la préservation des ressources naturelles
  • syphon.ch | une intégration sociale par la réutilisation d’éléments de construction et d’autres prestations de service
  • salza.ch | pour le réemploi d’éléments de construction
  • bauteilladen.ch (en allemand) | le marché en ligne pour des composants de seconde main de qualité
  • la-ressourcerie.ch | centre de compétences fribourgeois du réemploi
  • protravail.ch/ promaison | pièces démontées, recyclées et fières de l’être
  • sam-basel.org | SAM-Musée Suisse d’Architecture, Bâle

Extrait de la Revue HabitatDurable 70

L'Auteure

Muriel Denzler
Redactrice HabitatDurable
ad Interim

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