ourtant, malgré la multiplication des COP(1), des alertes écologiques, des films inspirants et des livres de solutions, le bilan est sans appel : on n’a jamais autant émis de CO2 ni constaté autant d’extinctions d’espèces que depuis qu’on en a conscience et qu’on dit s’en préoccuper. Et absolument rien ne permet de prédire une quelconque amélioration.
Pour comprendre comment nous fonctionnons, nous, enfants gâtés de l’Anthropocène, il faut se tourner vers les sciences sociales qui nous apprennent à nous comprendre et à tempérer notre foi inébranlable en nous-mêmes. La foi en « l’individu rationnel maître de son destin » nous fait oublier un peu vite nos représentations déplacées, nos croyances irrationnelles et nos paradoxes. Force est de constater qu’entre la lointaine perspective de sauver la planète et le prochain week-end au chalet avec le 4 ×4, la puissance du plaisir immédiat pour soi-même l’emporte sur l’abstraite satisfaction que procure un comportement exemplaire…
De toute façon, qui juge de la probité d’un comportement ? Certes, des procès climatiques s’attaquent aux gouvernements pour leur inaction ou tranchent sur de grandes questions théoriques comme l’état de nécessité et l’atteinte à la propriété privée. Mais ces procès restent très symboliques et sans effet direct pour la planète. Probablement que leur finalité réside en fait bien plus sur la nature de l’argumentation que dans ses effets concrets. Le procès est une tribune qui questionne les liens entre justice et légalité, avec leur justesse et leur légitimité. Le texte qui suit(2) propose un « réquisitoire en 7 minutes » du procureur lors d’un procès. Il s’attaque à une pratique chez nous répandue et banalisée, mais bien délétère : l’automobilisme.
Cher·e automobiliste, il n’y a rien que tu ne saches déjà dans ce réquisitoire. Tu peux le lire sans crainte. Mais il devrait te proposer une autre perception de ce qui te semble acquis à jamais. Les temps changent. Nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui n’acceptent plus ta voiture, ni celle de tes comparses. La colère gronde…
Le-a procureur-e : « Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les jurés,
Nous sommes réunis ici aujourd’hui pour juger les automobilistes. Je vous démontrerait qu’ils sont coupables de multiples chefs d’accusation envers ma cliente – l’Humanité – représenté ici par le ministère public et vous, Mesdames, Messieurs de l’audience.
Mesdames, Messieurs les accusé·e·s, automobilistes de tous bords, la fête est finie. Il est temps que justice soit rendue. Oh, ne faites pas les innocents, les naïfs. Personne ici n’est dupe : avec vos mines déconfites et vos aires de chiens battus, vous dissimulez des âmes fourbes et des esprits malsains. Car tout ce que votre passe-temps coûte à la planète, à la société et à vous-même, vous le savez déjà. Et pourtant vous persistez.
Mesdames, Messieurs les jurés, ceci est, aux yeux du ministère public, une circonstance aggravante. Aujourd’hui, il est temps de leur faire payer – et cher – leur irresponsabilité.
D’abord, automobilistes, je vous accuse, au nom de l’Humanité, d’avoir détruit nos villes. Car pour y passer avec vos véhicules, il a fallu transformer rues, ruelles, chemins et avenues en route et autoroutes. Et transformer jardins, potager, parcs et cours en parkings.
Tous les usages de l’urbanité – se promener, marcher, se rencontrer, partager, discuter – ont disparu au profit exclusif de votre circulation pestilentielle. Pour pouvoir rouler à la vitesse de votre marotte, vous avez obtenu la ségrégation et le sacrifice de l’espace public. Dans le rapport de force entre les usages de la rue, vous avez gagné : 2/3 des espaces ouverts en ville sont consacrés à votre joujou. Et aujourd’hui que reste-t-il aux pauvres, aux oubliés, aux sans-voitures qui sont rejetés sur des trottoirs exigus ou des pistes cyclables indigentes ?
Pour vous, la ville a été entièrement imperméabilisée. On n’y trouve plus de sol, plus de terre, plus de vie. Tout est lisse et continu. Tout n’est plus que bitume ou béton stérile.
Automobilistes, je vous accuse d’avoir détruit le territoire et enlaidi les paysages : grâce à vos voitures, vous êtes partis vivre à la campagne, vous avez construit votre rêve individuel de liberté, dans votre villa, barricadés derrière votre haie de thuyas, enfin seuls. Vous avez passé vos samedis dans les centres commerciaux et les embouteillages des zones périphériques.
Et il vous aura fallu rouler bien des heures pour pouvoir admirer les derniers paysages vierges qu’on ne retrouve plus que sur carte postale. Car ailleurs, tout n’est plus qu’infrastructures, trémies, tunnels, ponts, parkings, échangeurs autoroutiers, giratoires. Ah oui, les giratoires, fleuris ou décorés de la spécialité du coin, cache-sexes de la misère routière, sont du niveau de votre médiocrité. Qui peut bien se satisfaire de tels pastiches ?
Et qui paie vos kilomètres d’autoroute à 140 millions, vos tunnels ou vos ponts ? L’impôt pardi, nous toutes et tous, même celles et ceux qui n’ont pas de voiture et n’ont jamais demandé à se commettre dans ce massacre paysager.
Automobilistes, je vous accuse encore d’émissions de CO2 et de pollutions : vos machines émettent des particules qui intoxiquent nos poumons et nos aliments. Le bruit incessant de vos moteurs à explosion provoque des troubles du sommeil et empêche d’aérer les nuits d’été, mais vous n’en avez cure. C’est à la ville et aux bâtiments de s’adapter, pas à vous.
Et le dioxyde de carbone ? Le dérèglement climatique ? Ses conséquences catastrophiques ? Vous n’en avez pas encore assez entendu parler ? Vous savez que votre pratique est responsable d’un tiers de ces émissions sur notre territoire. Et pourtant vous faites toujours plus de kilomètres, toujours plus souvent, avec des véhicules toujours plus lourds. Alors maintenant vous sortez de votre chapeau magique la mobilité électrique ? Mais c’est un leurre qui n’abuse personne – ou presque. Son impact écologique est presque aussi catastrophique. Mais vous y êtes aveugles, car ce ne sont malheureusement pas vos jardins que l’on éventre pour extraire les 80 kg de cuivre nécessaire à votre mirage technologique !
Automobilistes, je vous accuse de nuire à votre propre santé et ceci à nos frais : en devenant dépendant de votre excroissance carrossée, regardez-vous : vous êtes devenus sédentaires, grassouillets ou même franchement obèses. Qui paye pour les soins de vos maladies cardio-vasculaires ? Nous toutes et tous : quand l’individu triomphe, c’est la collectivité qui trinque.
Et regardez-vous prendre l’auto pour aller chercher du pain à la station essence à 300 mètres de chez vous ou pour amener vos enfants à l’école. Pourquoi ne vont-ils pas à l’école à pied ou à vélo ? Parce que c’est trop dangereux à cause des voitures, pardi ! Et vous continuez de vous acheter des SUV ou des 4 x 4 parce que c’est moins dangereux. Pour vous, bien sûr. Avec vos carrosseries disproportionnées et vos pare-buffles qui vous rendent invulnérables, vous êtes les prédateurs de l’espace public. Ah, si au moins vous n’écrasiez que vos propres enfants !
Enfin, automobilistes, je vous accuse d’atteinte à la liberté, une des valeurs cardinales des droits humains. Vous avez imposé votre diktat : vous avez transformé les villes, le territoire, les paysages, et pollué de façon irrémédiable. Mais vous avez aussi pris possession de nos esprits : comment échapper à vos publicités omniprésentes, à vos inforoutes incessantes, à vos salons de l’auto, à vos films et séries consacrées ? Comme spectacle quotidien, il ne nous reste plus que peinture métallisée, accélération puissante, conduite virile, queue de rat au rétroviseur, jante alu, châssis rabaissé. Nous sommes en plein dans Idiocracy(3) . L’Humanité a été abrutie. Mais aujourd’hui elle se révolte et réclame des comptes.
Vous pourriez me rétorquer que la voiture, c’est quand même bien pratique. On peut se rendre dans des lieux inaccessibles en transports en commun. On peut transporter de grosses charges. On peut la remplir de passagers et presque en faire un transport collectif. On peut la partager avec des voisins. On peut ne l’utiliser que rarement. Eh bien oui, Mesdames, Messieurs, nous ne jugeons pas la voiture aujourd’hui. Nous demandons des comptes aux automobilistes ! C’est de son usage que vous êtes coupables.
Alors, au nom de l’Humanité, je demande que votre peine soit proportionnelle à l’ampleur des catastrophes à venir. Je demande le bannissement. Laissez-nous en paix. Quittez nos quartiers, nos villes, nos montagnes et nos campagnes. Et si vous êtes capables, repentez-vous. Changez de mode de vie. Revenez dans le droit chemin.
Réapprenez à apprécier le calme, l’odeur des saisons, la marche à pied. Souvenez-vous que vous aussi, avant d’être tombés dans l’automobilisme, vous étiez des êtres humains.
Rappelez-vous vos rêves de ville idéale, une ville pour les humains, une ville sans voiture.